Portraits du Collectif Tricolor. Une multiplicité de professions, et autant d’hommes et de femmes engagés dans la restructuration des filières lainières françaises. À travers une série d’entretiens, le Collectif Tricolor vous emmène à la rencontre de ses partenaires. __________________________________

Aujourd’hui, rencontre avec Frank Boehly, président du Conseil National du Cuir [CNC].

Porteuse d’une forte identité culturelle française, la filière du cuir est aujourd’hui organisée en confédération, rassemblant des acteurs de l’amont et de l’aval, depuis les circuits de production et de transformation, jusqu’aux structures de diffusion et aux consommateurs. À travers ses missions économiques, politiques et culturelles, le Centre National du Cuir défend la place dans notre société d’une matière première pleine d’histoire, aussi noble que durable et écoresponsable.  

Pour commencer, que vous évoque personnellement le mot 
« laine » ?

Quand je pense à la laine, je pense au mouton. Un animal que j’aime beaucoup… Et qui nous est très utile pour tous les biens qu’il produit, le lait, la viande, la laine, le cuir ! Je l’apprécie d’autant plus qu’il est l’objet du regard curieux posé aujourd’hui par la société sur les animaux. Car pour tout vous dire, je suis effaré de constater que dans notre appréciation de l’impact environnemental des matières, nous avons de plus en plus tendance à porter un avis défavorable sur tout ce qui vient de l’animal. Je suis effaré de voir à quel point nos sociétés s’extraient de plus en plus de ce qui est naturel pour privilégier ce qui ne l’est pas. Car le cuir, comme la laine, sont des matières naturelles, et toute matière naturelle est durable, renouvelable!

Hier sur Linkedin, le gantier Olivier Fabre présentait un nouveau gant en cuir d’agneau au poignet doublé de laine tricotée. J’ai découvert une création entièrement locale, magnifique, qui rend compte des potentiels de ces deux matières en un objet. Il est désolant de constater que les laines françaises ne sont plus du tout utilisées, surtout quand on se souvient qu’au siècle dernier la petite ville de Mazamet était un centre mondial de délainage et qu’aujourd’hui elle appartient au désert industriel…


Quelle place tient la filière ovine au sein de l’ensemble des peaux destinées au cuir ? 

Dans l’ensemble, nos membres sont des fédérations [il y en a 21] autant de l’amont que de l’aval de la filière du cuir. En amont vous trouverez la Fédération Nationale de l’Élevage, qui regroupe elle-même des sous-organisations indépendantes pour chaque espèce (bovins, équins, caprins, porcins et bien sûr ovins). La filière cuir n’a donc pas de relation directe avec les secteurs spécifiques comme la filière ovine, car notre activité démarre à partir du moment où l’on sépare la peau de l’animal. Mais attention, cela ne veut pas dire que nous sommes éloignés du monde de l’élevage, la Fédération Française des Cuirs et Peaux et la Fédération Française de la Tannerie Mégisserie sont par exemple en contact régulier avec les éleveurs. De plus, nous avons des lieux de rencontre communs, comme le Salon de l’Agriculture, des manifestations locales ou des projets transversaux. 

 

« Je suis effaré de voir à quel point nos sociétés s’extraient de plus en plus de ce qui est naturel pour privilégier 
ce qui ne l’est pas. »

 

Qu’est-ce qui vous a amené à exercer votre profession ? 

L’histoire est longue… Elle a commencé avec un parcours spécialisé dans la distribution de chaussures. J’ai été d’abord détaillant, puis succursaliste [entreprise rassemblant des grandes enseignes, comme Minelli, Salamander, etc.]. Parallèlement à cela je suis devenu président de la Fédération des Succursalistes et ai adhéré au Conseil National du Cuir [CNC]. Quelques années plus tard, je suis devenu président du CNC, auprès duquel j’ai pu m’investir entièrement en arrêtant mon activité professionnelle. 

Je considère aujourd’hui cette mission presque comme une récompense de fin de carrière. Vous n’imaginez pas à quel point il est formidable de s’immerger dans la filière du cuir, car comme la laine, il s’agit d’une matière avec des potentiels de transformations inouïs et des savoir-faire extrêmement diversifiés, de sorte que j’en découvre tous les jours ! Les bottiers, les selliers, les gainiers… En allant à leur rencontre, on s’aperçoit qu’il s’agit toujours de gens passionnés par leurs métiers, et passionnants. Je me sens ainsi pleinement investi par cet engagement, dont les deux missions principales sont la communication et le lobbying. J’informe les dirigeants politiques de nos métiers, nos actions, leurs impacts... Et j’entretiens des relations privilégiées avec les fédérations et leurs adhérents, car au bout du compte, notre rôle est d’aider les entreprises et les acteurs de la filière à se développer sur le territoire. C’est un rôle passionnant.


Quel rapport entretenez-vous avec les territoires dans lesquels vous vous inscrivez ?

Le CNC est par essence un représentant de l’activité française, et on parle de « Filière Française du Cuir ». Cependant, il faut avoir conscience qu’un grand nombre d’acteurs avec qui nous travaillons sont en relation avec l’étranger, en matière d’import de matières premières, ou d’exports de produits finis. Que serait la filière cuir sans ses clients étrangers ? Nous tissons des relations interdépendantes qui donnent une valeur ajoutée à la production. L’Italie, l’Espagne, le Portugal et la France sont des figures d’excellence pour la transformation du cuir en Europe, nous devons maintenir cette fierté. Ce n’est pas tous les jours qu’un secteur industriel français joue dans la cour des grands, et je pense qu’avoir réussi à maintenir une balance commerciale positive [performance économique rare] doit nous encourager à continuer à regarder au-delà des frontières !
 

Pourtant, la France cherche actuellement à relocaliser ses marchés sur le territoire national [comme l’illustre le plan économique France Relance], comment se positionne la filière cuir vis-à-vis de ce mouvement ?

Relocaliser est un objectif louable, mais la réponse varie avec les métiers. La maroquinerie, qui s’inscrit dans la filière du luxe, possède déjà la majorité de ses maisons et ses ateliers en France. Pour d'autres métiers c’est très différent. Les fabricants de chaussures par exemple dépendent principalement du commerce local, qui en France connaît de grandes difficultés. Ils n’ont donc pas le choix que de s’appuyer sur les opportunités offertes par l’étranger. Je crois fondamentalement qu’être ouvert sur le monde et les échanges est positif, car le marché mondial est en expansion, alors que le marché français n’offre pas les mêmes opportunités. Mais attention, cela ne dévalorise pas les métiers de niches comme par exemple les bottiers. Si leur poids sur le marché est minime, ils sont détenteurs de savoir-faire exceptionnels. Ils n’ont donc pas besoin de se développer avec l’étranger car leurs clients et leurs fournisseurs se trouvent déjà sur le territoire. Le but est donc d’abord de les aider à se maintenir et à conserver leur savoir-faire.

Tout cela nous amène à la question de la formation. Par rapport à nos voisins italiens ou allemands, nous sommes en France en manque de main d’œuvre qualifiée, car depuis le siècle des Lumières et le développement de la connaissance, les métiers manuels ont été discrédités au profit des métiers intellectuels. Aujourd’hui encore, non seulement les secteurs techniques ne sont pas les plus appréciés chez les jeunes, mais ils sont également les parents pauvres de l’offre de formation. Si les métiers du luxe possèdent une désirabilité certaine, il n’en est pas de même pour de nombreuses autres formations. Alors qu’il y a tellement de potentiel dans la création ! Produire de ses mains ne signifie en aucun cas ne pas réfléchir, c’est une profonde erreur. Je suis heureux que de plus en plus d’actifs se reconvertissent en se dirigeant vers une formation continue plus manuelle. Au sein de nos univers dématérialisés, les gens font face à une perte de sens de leur activité. Fabriquer un objet de ses mains, le voir naître et grandir donne immédiatement plus de sens à nos actes.
 

En quoi diriez-vous que votre profession est engagée pour le monde d’après ?

Ce que réalise la filière cuir est à la fois politique et stratégique, et s’appuie sur deux jambes. La première jambe est politique et s’appelle le CNC, Conseil National du Cuir ; et la seconde est technique et s’appelle le CTC, Centre Technique du Cuir. Entretenir des relations avec les décisionnaires nationaux, les exécutifs régionaux et départementaux, et globalement les élus locaux, implique une action permanente et quotidienne sur les territoires. Il faut aussi prendre conscience que chaque entreprise est comprise dans un écosystème où une foule d’éléments compte. La communication interprofessionnelle est un enjeu majeur pour nos filières.


L’un des objectifs de Tricolor est de garantir une traçabilité de la matière utilisée, qu’en est-il au sein de la filière du cuir ?

Pouvoir retracer le parcours de la peau depuis l’origine, c’est-à-dire les animaux, est un objectif également pour notre filière. Pour faire écho à votre première question, nous sommes dans une société où le consommateur est en quête d’informations, de connaissances. De ce besoin d’histoires et de traçabilité est née la Responsabilité Sociale des Entreprises [RSE]. En ayant développé un système de traçabilité grâce au code-barre d’identification de chaque animal, nous sommes précurseurs dans cette démarche de transparence. Avec un marquage des peaux dans les abattoirs ainsi qu’une lecture optique dans les tanneries, l’ensemble de la filière peut remonter à l’animal dont est issue la peau et ainsi avoir une histoire à raconter. Et c’est un phénomène irréversible ! Maintenant que la France propose des cuirs entièrement tracés, les autres pays vont devoir suivre le mouvement.

 

Qu’est-ce qui vous a motivé à intégrer le Collectif Tricolor ? Et comment avez-vous pris connaissance du Collectif ? 

En tant que président du CNC j’ai adhéré à l’organisme Paris Good Fashion et un jour, au cours d’une conférence, je me suis retrouvé à côté de Pascal [Gautrand, Délégué général du Collectif Tricolor] et nous ne nous sommes plus quittés ! Nous avons tout de suite cerné un ensemble d’affinités, tant dans les démarches que dans les enjeux de nos filières, qui se ressemblent beaucoup. Il a été entièrement naturel de dire à la filière laine que sa grande sœur la filière du cuir la soutenait. Récemment j’ai été ravi d’apprendre le soutien économique de France Relance, qui crédibilise et inscrit le projet dans une dynamique durable, prêt à avancer vers son futur.

 

« Il a été entièrement naturel de dire à la filière laine que sa grande sœur la filière du cuir la soutenait. »

 

Enfin, quelles serait selon vous les actions principales à réaliser aujourd’hui pour les filières lainières de demain ? 

C’est une affaire très complexe qui ne fonctionnera que si l’ensemble de l’écosystème dont je parlais est mobilisé. En amont, nous devons solliciter de nouveaux acteurs industriels, pour la transformation de la laine. En aval, il nous faut trouver des consommateurs conscients des richesses locales, prêts à faire de leur achat un engagement. La question que tout acheteur devrait se poser aujourd’hui est la suivante : où va l’argent que je dépense ? Quelle filière sert-il ? Va-t-il alimenter les caisses d’une usine à l’autre bout de la planète ou va-t-il soutenir une TPE (Très Petite Entreprise) française ? Pour que l’écosystème soit complet il faut donc des personnes engagées, des moyens financiers, de la constance, et une évolution des mentalités. Et cette évolution commence à se faire jour ! 

Je vais toutefois finir mon discours sur une note plus grave. Lorsque ce matin j’ai lu que la notation de l’empreinte environnementale des produits portés par l’Europe défavorise la laine par rapport aux produits synthétiques, je me suis malheureusement dit qu’il y avait encore du travail à faire… Comment un système de notation peut-il favoriser un produit d’origine synthétique par rapport à un produit d’origine naturelle? Peut-être parce qu'on associe à la laine l’impact environnemental produit par l’élevage, alors qu’on n’associe nullement la fibre synthétique à l’impact environnemental de la pétrochimie. Il y a une coupure… Comme si la matière venait de nulle part. Il y a de quoi s’étonner, non ? 

 

— le 12 octobre 2021

@Crédits photo MARTIN LAGARDERE

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